Ce que l’Étang de Berre dit (vraiment) de notre rapport à
l’écologie
L’Étang de Berre, cette immense étendue d’eau à deux pas de Marseille, pourrait presque paraître paisible. Pourtant, derrière le paysage, c’est l’un des territoires les plus
emblématiques des tensions entre transition écologique et inertie industrielle.
Depuis les années 1960, le pourtour de l’étang a été façonné par une industrialisation
massive : raffinage, sidérurgie, chimie lourde... Le complexe industrialo-portuaire de
Fos-sur-Mer est devenu un poumon économique pour la région, mais un géant aux pieds
de CO₂, qui figure aujourd’hui parmi les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre du pays.
Face à cela, l’État et les industriels n’ont pas attendu les injonctions climatiques pour
lancer des chantiers dits “verts”. Le programme ZIBaC (Zone Industrielle Bas Carbone)
en est l’étendard. Porté par le Grand Port Maritime de Marseille, il ambitionne de faire de
cette zone un modèle européen de transition. On y parle d’électrification des procédés
industriels, de capture de carbone, de recours à l’hydrogène décarboné via le projet
SYRIUS.S.
Sur le papier, c’est impressionnant. Dans la réalité, c’est plus flou..
D’abord, parce que la communication institutionnelle sur ces projets est souvent
opaque ou technocratique, inaccessible à la majorité des habitants. Ensuite, parce que ces projets restent largement portés par des acteurs économiques puissants, avec
peu — voire aucun — espace de décision pour les citoyens ou les riverains.
Et pourtant, ce sont ces mêmes habitants qui respirent l’air chargé en particules, qui
subissent les pics de pollution, qui vivent à proximité des torchères et des zones SEVESO..
Ce sont eux qui s’interrogent :
Est-ce que cette “décarbonation” va vraiment améliorer notre quotidien ?
Est-ce qu’on aura voix au chapitre sur les projets qui transforment notre
territoire ??
Autrement dit, s’agit-il d’une transition écologique… ou d’une transition industrielle,
pensée pour que l’économie continue comme avant, mais “en vert” .?
À Fos, Martigues, Port-de-Bouc ou Istres, on ne voit pas encore d’assemblées
citoyennes associées aux décisions, pas plus que de budgets participatifs liés à la
transition. Et cela questionne profondément : dans une zone aussi symbolique que
l’Étang de Berre, peut-on vraiment parler de transition si elle ne se fait pas avec — et
pour — les populations locales.?
Ce territoire, avec ses contrastes, ses tensions, ses promesses, incarne une chose : la
décarbonation ne peut pas être qu’un objectif technique ou industriel. Elle pose des
questions de justice sociale, de gouvernance locale, de transparence. Et tant que ces
questions resteront en arrière-plan, les citoyens auront bien du mal à s’y reconnaître
comme des acteurs.
Quand les habitants prennent la main… mais pas les commandes

Pendant que certains territoires restent englués dans une transition pilotée d’en haut,ailleurs, des citoyens décident de ne pas attendre qu’on leur donne la permission
d’agir. Ils montent des coopératives, s’organisent en régies locales, relocalisent la
production d’énergie, et défient, à leur échelle, les logiques centralisées du système
énergétique français.
Un des exemples les plus cités : Énergie Partagée, un réseau national qui regroupe
aujourd’hui plus de 300 projets d’énergie citoyenne en France. On y trouve des parcs
solaires montés par des collectifs d’habitants, comme à Narbonne, ou des petites
centrales hydroélectriques en régie citoyenne comme dans la vallée de la Drôme. Dans
la métropole de Grenoble, le projet Centrales Villageoises du Grésivaudan illustre cette
dynamique : des citoyens, épaulés par leur commune, installent des panneaux
photovoltaïques sur les toits publics, et revendent l’électricité produite.
Le tout, géré en SCIC (société coopérative d’intérêt collectif), avec un mot à dire pour chaque sociétaire. Ces projets ne sont pas anecdotiques. Ils permettent de créer de la valeur localement, de renforcer l’autonomie énergétique des territoires et de sensibiliser les citoyens à leur consommation. Ils incarnent une vision de la transition où l’on fait avec les habitants, et
non pour eux.
Mais ces démarches, aussi inspirantes soient-elles, ne vont pas sans mal.
D’abord, la complexité administrative freine l’élan. Monter un projet de production
citoyenne demande de naviguer entre réglementations, appels à projets, permis,
raccordements au réseau, et parfois une méfiance des institutions locales peu habituées à
déléguer du pouvoir aux citoyens.
Ensuite, il y a le nerf de la guerre : le financement. Lancer une initiative citoyenne
nécessite un capital de départ important, souvent comblé par l’investissement direct des
habitants ou des fonds militants comme celui d’Énergie Partagée. Mais cela reste précaire :
tous les territoires n’ont pas les mêmes capacités d’investissement, et tous les
citoyens ne peuvent pas se permettre de mettre 100 ou 200 euros dans un projet.
Enfin, il y a la question de la place réelle que ces projets occupent dans la stratégie
nationale. Les grandes décisions énergétiques sont encore largement concentrées entre les
mains de l’État, d’EDF, et de quelques grands groupes. Les acteurs citoyens, bien que
mis en avant dans les discours, restent souvent marginaux dans la planification
énergétique réelle.
En résumé, ces initiatives prouvent que l’engagement citoyen est possible, concret, et
efficace — mais qu’il ne peut pas porter seul une politique de décarbonation. Il lui faut
des relais institutionnels, des moyens à la hauteur, et un cadre qui reconnaisse leur
légitimité, au-delà des jolies plaquettes de communication.
La transition énergétique ne peut être ni descendante, ni totalement autogérée. Elle
doit être un pacte entre institutions, habitants et territoires. Et pour l’instant, ce pacte est
encore largement à construire.
Ce que les modèles étrangers nous inspirent— et ce qu’on oublie souvent d’y regarder
À force d’entendre parler des modèles nord-européens, on en viendrait presque à croire que la transition énergétique citoyenne est déjà une affaire classée. Aux Pays-Bas, au Danemark, en Allemagne, des coopératives locales gèrent des parcs éoliens, des installations solaires, et même des réseaux de chaleur. On parle souvent de ces pays comme des vitrines idéales de la “démocratie énergétique”, où les citoyens produisent,consomment, décident.
Et il est vrai que certains chiffres font rêver....
En Allemagne, le mouvement des Bürgerenergie représente environ 42 % de la
production d’électricité renouvelable, portée par des milliers de citoyens actionnaires de
centrales éoliennes ou solaires. Dans certaines régions, comme le Schleswig-Holstein, plus de 90 % de l’électricité renouvelable est produite localement et en partie détenue par les habitants.
Aux Pays-Bas, le réseau “Energie Samen” fédère des dizaines de coopératives qui gèrent
des installations sur toits d’écoles, de mairies, ou de fermes. Ces projets permettent à des
villages entiers d’investir dans leur avenir énergétique, tout en réinjectant les bénéfices
dans la vie locale : rénovation des bâtiments publics, subventions pour les ménages
précaires, création d’emplois verts.

Le mouvement des Bürgerenergie en Allemagne. Quand nos voisins nous inspirent !
Mais derrière ces récits enthousiastes, la réalité est plus complexe. Ces succès reposent souvent sur des conditions très particulières :
● des cadres réglementaires favorables, notamment des lois sur les tarifs de rachat
garantis qui sécurisent les investissements citoyens ;
● une culture du collectif déjà bien ancrée, avec des structures de gouvernance
partagée présentes dans l’histoire syndicale ou communale ;
● des moyens financiers et techniques mobilisables rapidement, parfois avec l’appui
discret mais décisif de l’État ou de banques publiques.
Quand on essaie d’importer ces modèles en France, le choc est réel. Notre système
énergétique est historiquement centralisé autour d’EDF, avec peu de marges de manœuvre laissées aux territoires. La culture de la délégation, du “l’État s’en occupe”, reste encore puissante. Et les tentatives locales sont souvent vues comme des initiatives anecdotiques, voire concurrentes des stratégies nationales.
Même les habitants peuvent parfois se montrer sceptiques. Investir dans une coopérative
citoyenne nécessite un certain capital, une stabilité économique, une confiance dans
les structures collectives... autant d’éléments qui ne sont pas équitablement répartis.
Bref, si ces modèles sont inspirants, les transposer tel quel serait une erreur de
méthode.
La vraie question n’est pas : “Pourquoi ne fait-on pas comme les Allemands ?”
Mais plutôt : “Quelles conditions devons-nous créer ici pour faire émerger notre propre
version, adaptée à nos territoires, nos cultures, nos réalités sociales ?”
Car s’inspirer, ce n’est pas copier. C’est comprendre ce qui fonctionne ailleurs, mais aussi
ce qui ne fonctionnerait pas sans transformation en profondeur de nos outils, de nos
institutions et de nos mentalités.
Un tissu associatif méritant sur le pourtour de l'Etang de Berre… mais qui peine à transmettre
On aurait tort de croire que rien n’existe autour de l’Étang de Berre. Depuis longtemps, des collectifs citoyens, des associations environnementales, des riverains organisés tentent d’alerter, d’agir, de proposer. C'est le cas d'ADGPLF, du collectif Sauvons nos Etangs, L'Etang Nouveau... Certaines de ces structures existent depuis les années 1980, à l’époque où l’on ne parlait pas encore de “transition”, mais de “pollution”, de “santé publique”, de “justice environnementale”.
Elles ont mené des luttes pour faire reconnaître les nuisances industrielles, demandé des mesures de compensation, dénoncé les effets des rejets polluants sur la biodiversité de l’étang. Elles ont souvent gagné en expertise ce qu’elles perdaient en visibilité. Et elles continuent, dans un relatif silence, à jouer un rôle crucial d’alerte et de relais local.
Mais aujourd’hui, le lien entre ces “anciens” et les jeunesses du territoire est distendu.
Pas par désintérêt, mais par manque de transmission, de visibilité, et parfois de confiance mutuelle.
D’un côté, des associations structurées mais vieillissantes, fatiguées de ne pas être écoutées, ou de se voir cantonnées à des rôles consultatifs sans impact réel.
De l’autre, des jeunes prêts à s’engager, mais qui ne connaissent ni l’histoire locale, ni les espaces où ils pourraient s’impliquer, ni même parfois les lieux ou les figures militantes déjà existantes.
Et puis, il y a la blessure du territoire.
Quand on grandit à proximité de zones SEVESO, de raffineries, de pollution chronique, on développe souvent un rapport ambivalent à l’environnement local.
On apprend à vivre avec. À se méfier. À se désintéresser.
Le territoire devient un décor subi, pas un patrimoine à défendre.
La conséquence ? Une fracture générationnelle et symbolique, entre celles et ceux qui ont construit la mémoire militante du territoire, et celles et ceux qui pourraient la relayer, mais qui ne s’y reconnaissent pas.
La fenêtre est étroite, mais elle existe.
Elle suppose de créer des espaces de rencontre intergénérationnelle, de relier l’histoire aux récits d’aujourd’hui, de valoriser les luttes passées non comme un musée, mais comme un socle.
Et de reconnaître que la transmission militante, ça se travaille. Ça se pense. Ça se provoque.
Sinon, ce qui existe déjà finira par s’éteindre doucement, faute de relais.
Et ce serait, une fois encore, une transition à moitié faite.
Dépasser l’affichage : une transition ne vaut que si elle s’ancre dans le réel
Ce que montrent tous ces exemples – de l’Étang de Berre à Narbonne, de Grenoble à la Rhénanie – c’est que la décarbonation ne peut pas reposer uniquement sur la bonne
volonté des citoyens, ni sur des annonces descendantes sans incarnation locale. Elle
exige une autre forme de contrat social entre les habitants, les institutions, et les structures économiques.
Oui, les citoyens peuvent impulser des dynamiques, ouvrir des brèches, inventer des
modèles. Mais s’ils ne trouvent ni cadre clair, ni appui institutionnel, ni reconnaissance de leur légitimité à agir, leurs efforts finissent par s’essouffler. Ou pire : à être instrumentalisés dans des logiques de communication verte sans réelle transformation de fond.
De l’autre côté, les collectivités, l’État, les grandes entreprises publiques ou privées ne
peuvent plus prétendre porter seuls la transition. Elles doivent apprendre à faire avec. À
déléguer une partie du pouvoir. À sortir de la logique du “partenaire consulté” pour entrer
dans celle du “co-acteur de la décision”.

Cela suppose des choses concrètes :
● Simplifier drastiquement les démarches pour monter un projet citoyen.
● Allouer des fonds spécifiques à l’énergie locale gérée collectivement.
● Créer des dispositifs où les habitants peuvent vraiment décider, pas juste “être associés”.
● Organiser des espaces de rencontre entre associations locales et nouvelles générations pour transmettre les luttes, les connaissances du territoire et les outils d’action. Cela peut passer par des journées inter-associatives, des ateliers de mémoire écologique, ou des parrainages entre militant·es expérimenté·es et jeunes engagé·es.
La transition énergétique, si elle veut être juste, ne peut pas être seulement technique. Elle doit être démocratique. Et ça, ce n’est ni une posture, ni un supplément d’âme. C’est une condition de réussite.
Parce qu’un territoire bas carbone sans ses habitants n’est qu’un chiffre dans un rapport.
Mais un territoire où les gens agissent, décident et s’emparent de leur avenir, c’est une force de transformation bien plus puissante – et bien plus durable – que n’importe quel plan quinquennal.